Galeries

 

 

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"Tsigane, sur ton chemin, tu rencontrais souvent le mépris de ceux qui ne te connaissaient pas et tu n’y prêtais guère attention. Tes enfants, tu les chérissais d’un amour sans limite, leur enseignant les vraies valeurs de la vie (…)". Extrait d’un poème de Schlampa Marie Burgard, fille de Mme Louise Pisla Helmstetter qui fut la doyenne des Manouches en Alsace, avant de rejoindre l’éternité en 2015. C’est le hasard qui semble avoir mené ma curiosité vers un terrain de Manouches évangéliques installés le long d’une route départementale en Alsace, été 2009. Pourtant la constellation d’événements qui allait suivre m’a fait reconsidérer ce « coup du sort » et l’appréhender comme la nécessité d’une œuvre à accomplir au service des communautés roms. Au vu des idées préconçues qui fustigent encore le Gitan, la photographie m’est apparue comme un moyen propice à lui rendre son caractère noble et engageant, au travers de scènes d’humanité authentique. La série d’expulsions qui allait commencer sur notre territoire national en 2010 a consolidé ma démarche artistique d’un engagement pour la reconnaissance de la dignité des communautés. J’étais loin de me douter, à cette époque, que mon œuvre photographique allait prendre neuf années à se construire sur le territoire français dans le Grand-Est, en Ile-de France, en Franche-Comté, en Provence, en Occitanie ainsi que dans des pays membres de l’Union européenne comme la République tchèque ou la Pologne et qu’au bout de sept ans, dans le cadre d’un projet de réaménagement urbain de la Ville de Strasbourg, mes pas me reconduiraient vers le premier terrain que j’avais visité. A cette occasion, j’ai pu retrouver, avec émotion, les mêmes familles et les enfants que j’avais photographiés dans ma première série. La boucle était bouclée, et sans que je ne le décide réellement, mon travail parvenait à son aboutissement. Les relations nouées avec les familles et les associations tsiganes m’ont fait comprendre cependant, par la suite, qu’au-delà de l’approche photographique, s’était filée une étoffe d’amitié éternelle. Très tôt, ma promesse fut faite à un pasteur évangélique que mon appareil photo ne servirait ni à dégrader leur image ni à biaiser l’information sur leurs conditions de vie. Mon regard s’est fait témoin de la beauté du sourire des enfants, la profondeur de leur regard, l’amour dont les enveloppent leurs parents. Le proverbe rom « Nane chavem nane bacht », en Français : « Pas de bonheur sans enfant » en dit long sur la considération des parents pour leur progéniture. Avec ces portraits de jeunes Tsiganes, il était impérieux de montrer toutes les valeurs des Français itinérants : le principe de « l’enfant roi », le respect des anciens, les croyances religieuses issues de divers courants et l’élément constitutif de la personnalité des itinérants et semi-sédentaires, être voyageur. En arrière-plan de la joie authentique affichée dans ces portraits d’enfants, certains liront aussi, en filigrane, la position sociale fragile des femmes, la précarité ou les problèmes liés à l’habitat. Lors de ces rencontres, beaucoup se sont livrés sur leurs difficultés personnelles liées à la discrimination et sur la manière dont chacun les avait surmontées. Le désir de laisser la parole aux membres de la communauté, de faire entendre leurs revendications pour la reconnaissance de leur dignité et de faire l’éloge de parcours dignes de respect, m’a paru de plus en plus justifié. C’est au travers d’une quinzaine de récits de vie rédigés à partir de leurs témoignages, qu’en complément de la représentation visuelle, je me suis attachée à leur donner une voix. En 2016, la Ville de Strasbourg, détruisait la quatrième et dernière tranche de la Cité du Polygone. En 1970, 170 familles manouches, yéniches et gitanes s’étaient installées dans ce quartier en Alsace qui jouxte l’aérodrome, lui conférant une identité. Déclaré insalubre en l’an 2000, la cité devait être détruite et la Ville avait décidé d’y reconstruire 150 nouveaux pavillons. Considéré comme l’un des plus ambitieux et innovants en France, ce projet de sédentarisation, étalé sur une dizaine d’années, témoignait d’un intérêt pour les familles manouches souvent délaissées mais il venait aussi bousculer leur mode de vie et leurs coutumes séculaires. Ma première visite au Polygone datait de 2009 et c’est en 2016 que j’y suis revenue pour y retrouver les mêmes familles manouches, dont certaines étaient parmi les premières à avoir foulé le sol du terrain. Mes motivations étaient différentes puisqu’il s’agissait de documenter les six mois précédant la destruction de leur habitat, de rendre compte de leur sentiment d’oppression à une période charnière entre l’ancienne et la nouvelle vie et de les accompagner jusqu’en 2017 où ils ont été relogés en mobil-homes, le temps que les maisons soient construites. Immortaliser en images le cadre de vie où régnait l’esprit tsigane de l’ancien monde, sous les contraintes de l’urgence de la disparition de leur terrain s’avérait utile pour leurs albums de famille personnels à léguer aux générations futures et pour notre mémoire collective. L’idée que leur maison construite de leurs propres mains, la plus ancienne datant de 1974, puisse disparaître brusquement sous des coups de pelleteuse éveillait en eux des émotions extrêmes : l’impuissance et l’immense tristesse prédominaient avec la sensation que l’on ne leur avait pas laissé le choix et que l’on ne les avait pas écoutés. Beaucoup d’entre eux auraient préféré à un relogement, une rénovation et un assainissement du quartier avec la préservation de la nature et des arbres qui avaient mis des décennies à pousser. L’environnement aurait ainsi continué à se prêter aux feux de camp, aux jeux des enfants à l’extérieur et à la vie au grand air. Au sentiment d’extinction de liberté et d’effondrement d’une vie de bohème, s’ajoutaient l’appréhension d’être plus surveillés, soumis à une normalisation administrative et de devoir payer des factures. Tous ont préservé fiévreusement des souvenirs, des photos ou des pièces de vaisselle. Lorsqu’il sera devenu un quartier comme tous les autres, qui se souviendra du Polygone avec ses fêtes familiales autour d’un barbecue, de ses jardins agrémentés d’une fontaine et d’un four à bois, de ses objets recyclés ou acquis dans les brocantes, de ses chapelles érigées dans un coin de nature, de ses enfants joyeusement affairés sur le terrain vague ? Qui pourra témoigner de l’esprit solidaire et de la poésie qui émanaient de ce lieu ? Chacun peut comprendre la difficulté que ces familles éprouvent à se sédentariser, beaucoup, parmi eux se comparent aux Amérindiens qui ont souffert du mépris outrageant de leurs droits par une assimilation forcée. Si à ce jour, les Fils du Vent n’ont toujours pas adopté l’ensemble de nos valeurs, c’est parce qu’ils ont jugé que certaines n’étaient pas aussi bénéfiques que nous le pensions. N’avons-nous pas aussi à apprendre de leur simplicité, de leurs pratiques écologiques et du respect des anciens ? Ces valeurs humanistes ne pourraient-elles pas inspirer notre société de demain ?